Raymond Diégane NDONG



 

UNE AFFAIRE DE LITIGE DE CHAMP : CONSEIL DES SAGES CHEZ DIARAF NIOKOR KANGOU BOB

 

Novembre 2006

 

 

 

 

 

En cet après-midi de septembre, à Djilor Djidiack[i], une réunion était convoquée à Mbind Diaraf, la maison du chef de village du nom de Niokhor Kangou BOB, et devant regrouper les sages du village autour d’un thème assez important : il s’agissait de trancher sur une question foncière entre deux frères de même père mais de mères différentes.

En ces temps-là, toutes les questions, des plus bénignes aux plus complexes se réglaient autour du chef  de village. Cette forme de gouvernance communautaire démocratique permettait une excellente régulation des relations sociales, et sans police ni prison, tous les habitants du village se soumettaient aux décisions issues des conseils de sages autour du chef du village. Depuis la fondation du village, Djidiack  le fondateur avait accordé une importance capitale à la fonction du chef de village qu’il avait lui-même choisi, en la personne de Djo Nguessiam vivant à l’époque à Faoye. Faoye est un village très ancien du Khirène dans la zone sud du Sine, et est le berceau de qui est encore appelé  ‘’Ngel ne Faoy’’ (ou territoire de Faoye) qui regroupe quelques neuf à dix villages dont Djilor Djidiack. Djo Nguessiam possédait un grand troupeau à Faoye mais était confronté à un dilemme : faut-il s’exécuter ou  renoncer ? Il savait fort bien qu’il devra s’exécuter parce que son oncle fondateur de Djilor est aussi un roi de Province, sorte de gouverneur du Roi du Sine du nom de Khamacodou DIOUF (1516- 1534) à l’époque à qui donc nul ne peut dire »non ».  Son vrai problème c’était ce qu’il fera  de son troupeau, l’amener ou le laisser sur place? Il se résoudra à venir à Djilor avec son troupeau . Il amen     a aussi sa sœur qu’il avait fait échapper des visées de conquête d’un autre roi de province qui lui tendait des pièges pour le faire arrêter, confisquer son troupeau et épouser sa sœur. Finalement, vers 1532, il vint rejoindre ses frères de la troisième maison de Djiloor appelée « A ƁAAƁAAS ». Djo Nguessiam BASSE devint ainsi le premier chef de village, fonction qui s’est transmise dans le patriclan des BASSE jusqu’au 4ème du nom de Moundor BAKHOUM, puis les BASSE reprennent la charge avec le 5ème nommé Maliam Yaɓoune BASSE et le 6ème nommé Ngor Ndé fa ndeb BASSE. Ce fut Ngor Ndé fa Ndem l’organisateur de l’exode des BASSE pour fonder le village de Yayème[1] à la suite d’un sérieux conflit avec Diogoye SENGHOR (le père de Léopold Sédar SENGHOR). A partir de Ngo Ndé, les BASSE avaient perdu la charge de chef de villaage qui fur remise successivement à Khamad Tening Ndé Yaɓoune Senghor (7ème) à  Wamone BOB (8ème) puis Niokhor  Kangou Bob (9ème )

A l’époque de notre réunion, c’était donc Niokhor BOB le 9ème chef de village qui avait succédé à son père Wamone BOB.

 

Les deux parties étaient en conflit à cause d’un champ dont il est difficile d’identifier le propriétaire, tant les deux familles qui y travaillaient à tour de rôle étaient parentes et unies. Le grain de sable qui fit dérailler la machine fut le prêt dudit champ par l’un des protagonistes à une tierce personne.

Ainsi Simel Kamboul et Ndigue Sanou étaient de même père du nom de Sobel Diégdiam, mais de mères différentes: Simel dont la mère s’appelle Kamboul est de lignée maternelle X.1, (il y’avait au moins quatre sous-lignées dans le grand matriclan X) alors que Ndigue de mère Sanou est du matriclan Y (qui compte trois branches).

 

Koora de lignée R avait épousé Khamadjigueen de lignée X1 avec qui il eut deux filles : Siga et Mayé. Khamadjigueen elle-même fille unique était une riche héritière tant de son père que de sa mère, et de fait, toutes les terres de son père et de sa mère relèvent désormais du matriclan X1 ;

Puusqu’il n’avait de garçon, Koora (le mari de Khamadjigueen) a receuilli son neveu de même lignée matenelle, nommé Ngosiid venu de Djilguèk (un village voisin). Devenu adulte, Ngosiid prit une épouse et eu un garçon du nom de Sobel Ngoosid fonda une maison et prit deux épouses dont la pemière est Kamboul une fille de Siga (donc petite fille de Khamadjigueen)  et la seconde épouse du nom de Sanou.

 Sobel a ainsi des enfants avec ses deux épouses dont Simel avec Kamboul et Ndigue avec Sanou.

A la mort de Khamadjiguène puis de Siga un arrangement particulier a voulu que les terres et le troupeau (troupeau que Sobel a agrandi par son travail), restèrent sous la gestion de Sobel, et à la disparition de ce dernier, les biens furent répartis entre les deux frères aînés, en l’occurrence Simel et Ndigue.  Certes Simel et son frère avaient plus de parts que Ndigue et le sien, tant pour les terres que pour les bœufs, mais un champ en particulier n’a pas pu être affecté à l’époque, et il fut retenu que la gestion serait alternative entre les deux frères ainés Simel et Ndigue. Tout allait bien jusqu’à cet hivernage quand, alors que c’était son tour de cultiver le champ, Ndigue le prêta à son cousin, (fils de sa tante – la sœur de sa mère). Ce cousin était malheureusement l’ennemi juré de très longue date de Simel qui n’accepta pas cette démarche, d’autant plus que son frère n’avait pas daigné l’en informer au préalable.  Simel et le cousin de Ndigue ne s’étaient jamais affrontés d’une façon très sérieuse, mais se détestaient royalement pour une cause jusqu’ici secrète, mais on racontait que … Simel en parla avec Ndigue à plusieurs reprises sans trouver de solution, pendant que l’occupant du champ continuait ses activités non sans narguer indirectement et de temps en temps Simel. Finalement, l’un et l’autre s’en ouvrirent au chef de village qui, après quelques avis çà et là, décida de convoquer un conseil des sages.

La société seereer comme toute entité est traversée par un ensemble de contradictions dont les principales de l’époque opposaient le patriclan au matriclan. Depuis très longtemps, c’est le matriclan qui dominait dans les relations sociales autour du patriarche ou de la matriarche de la lignée maternelle. Raymond Diégane NDONG dans son livre ‘’Un fils de Djilor Djiidiack se souvient’’ s’est largement appesanti sur la lignée maternelle appelée ‘’a ndok’’ , ou ‘’deen’’ ou ‘’o fud’’ en ces termes :

« L’adage dit à ce propos que, « la honte se lave dans la case » avec les membres de la lignée maternelle. De là, le double sens du mot ‘a ndok’ qui signifie en seereer, à la fois, la case où l’on dort, mais aussi la lignée maternelle qui ne règle ses problèmes que dans le secret des quatre palissades d’une case, et jamais dans la cour à fortiori à la place publique. »[2]

Mais poursuit Raymond « depuis les années ’40 et surtout aujourd’hui, à cause, en partie, du Christianisme, de l’école, et de l’Islam, le patriarcat remplace de plus en plus le matriarcat : les fils et les filles héritent de plus en plus, des biens laissés par leur père. L’oncle maternel a aujourd’hui, moins de pouvoir que les pères, et les jeunes construisent des maisons en dur qui reviendront à leurs enfants, même s’ils logent leurs mères et leurs sœurs dans ces bâtiments. »[3]

« Le matriclan ne survit, de nos jours, qu’à travers d’une part, la gestion des terres, des rizières et du bétail de la famille maternelle, d’autre part, lors des mariages et des funérailles des membres de la famille matriarcale. »[4]

C’est dans ce contexte de lutte de contraires entre le patriarcat le matriarcat que se tient cette réunion qui non seulement règle un conflit social, mais surtout scelle une profonde mutation de la société seereer par une domination  cantonnée du patriarcat sur le matriarcat.

 

Niokhor Kangou BOB est le vieux chef du village, affaibli par l’âge et la maladie mais d’une très forte personnalité. Il est  surtout un homme très juste et véridique, dont les verdicts ne souffrent pas souvent de contestations ouvertes. Depuis la mort de son père il y’a de  lointaines années, il lui a succédé à la charge de chef de village, mission et fonction qu’il assume à la grande satisfaction de l’écrasante majorité de la population. Sa maison fait partie du noyau central du quartier «Babaasse».

La convocation et l’ordre du jour étaient communiqués plusieurs jours à l’avance aux concernés qui, chacun à sa manière, a pris les dispositions idoines.

Cette réunion a d’abord fait l’objet d’un échange secret entre Niokhor Kangou BOB et Wadialy Mayé, et comme à l’accoutumée, les tendances du verdict étaient déjà tracées.

Ainsi, ce jour là, les vieux, en général de trois à quatre classes d’âges différentes, commençaient à arriver chez le chef de village. Depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, ceux (et celles) qui sont nés (nées) dans une tranche d’années donnée s’organisent en classe d’âge, organisation qui jouera un rôle important durant toute leur vie.

D’abord Laadjiyé et Sambord, les voisins immédiats du Chef arrivèrent et ils dévissèrent de tout et de rien avec lui, notamment de la mer très poissonneuse, des espoirs que suscitent les champs de mil, des nombreux cochons et chèvres en divagation dans le village ravageant tout au passage, histoire pour les deux d’attirer l’attention du chef pour des mesures à prendre à cet effet.

Les frères de même père et de même mère Fapmoussou et Moussécoumbo de la concession de leur père Laandour (donc de Wadialydié) arrivèrent ensemble, plongés dans une discussion apparemment grave et à voix basse. Le plus âgé Moussécoumba était spécialiste de la pêche et gérait les deux ou trois rôniers de son champ, et pour ce faire s’alliait souvent ou combattait selon les circonstances, son voisin et ami Laadjiyé (grand’père de jabel). Fapmoussé était plutôt un grand propriétaire de vaches à l’instar de beaucoup d’entre eux : certains géraient eux-mêmes leurs troupeaux, alors que d’autres se regroupaient, mais il est rare qu’il y’ait quelqu’un qui n’ait pas de troupeau ou la moindre vache, et même si cela arrivait, il disposait de chèvres ou de cochons, sans compter les chevaux et les ânes et autres volailles, sans oter les renuers de mil et de riz bien remplis. A se demander si les gens n’étaient pas beaucoup moins pauvres qu’aujourd’hui alors que la société est sensée se développer !.

Alors que Fapmoussou et Moussécoumbo cherchaient à s’installer, Wagane Sely et son cousin Babandongo de chez Thiatia (Mbind Mory) arrivèrent.

Au fur et à mesure qu’ils arrivaient, les sages demandaient ou offraient, par ci par là, soit un petit morceau de cola, soit une pincette de tabac en poudre qu’ils appellent « soumbou » et qu’ils logeaient délicatement dans un coin de la bouche. Quel effet cette poudre leur fait ? En tout cas à chaque fois que Waadialy Mayé dié ou son grand’père Laadjiyé en manquaient, Jabel (petit-fils de Laadjiyé et garçon de courses de Waadialy Mayé et de Niokhor Kangou) sillonnait le village, de jour comme de nuit pour leur en trouver.

Les frères Soukar et Ndiougar et le cousin Demba, de la maison du fondateur du village arrivèrent. La discussion s’anima d’avantage notamment entre les amis Laadjiyé (pécheur) et Soukar (producteur de vin de rônier comme son ami) ; leur complicité est connue de tous, et le premier était les « oreilles » du deuxième qui à son tour lui servait « d’yeux ». Les deux amis pensaient que quand Sambadiodio sera là, il faudrait qu’ensemble, ils prépareront un piège pour attraper et prendre celui qui volait très habilement leur vin de rônier dont la récolte n’était pas abondante ces temps-la. « Il n’y a pas de péril en la demeure leur dit amicalement le chef de village puisque vous buvez vous-mêmes tout ce que vous récoltez ! »

Wadialydié, vieux et non voyant arriva sous la conduite de Jabel son garçon de courses de cinq ans. Pourqoui Jabel ? Lors d’une réunion d’un certain groupe de sages, il avait été décidé que Jabel, toutes activités cessantes (champs, troupeau) serait le garçon de course de Wadialydié, mais aussi accessoirement du chef du village; les raisons pouvaient être nombreuses, mais celle évidente est que la maison du garçon est à équidistance des deux maisons des patriarches.

Dès l’arrivée dans la concession, le vieux Wadialy Mayé cria le nom de son ancien copain Khiokhor pour l’inviter à une séance de lutte comme au bon vieux temps, et tout le monde éclata de rires sachant que ce combat n’avait aucune chance d’avoir lieu, faute de lutteurs. Le garçon l’aida à monter les deux marches de la chambre du chef, lui laissa le bâton servant de canne et de relais, salua timidement et s’assit tranquillement sur la première marche du perron de la chambre et se mit à jouer avec des coquillages. Il ignora totalement la grave accusation à peine voilée de Sambord, qui l’incriminait d’avoir participé (s’il n’en était l’instigateur principal ou le solitaire exécutant), au vol des œufs de sa poule au pelage doré. Jabel ne fit même pas attention, puisqu’il n’opérait jamais chez son voisin dont l’épouse était sa protectrice, bien que connaissant les auteurs. D’ailleurs, à l’époque, à force de s’archarner sur des gamins qui vous soulagent de temps en temps d’une poule, on devenait ridicule, d’autant plus que les chats sauvages et les grands lézards faisaient des ravages dans les poulayers. 

Durant toute la séance comme à l ‘accoutumée, il resta sur place, d’autant que ses patrons avaient fréquemment besoin de ses services.

Ndoffène, Diagacor et Mandias trois complices avérés, arrivèrent suivis de Malick et de Sambadiodio ; Sambadiodio le plus grand spécialiste de vin de rônier « sing. » donc le plus concerné était immédiatement interpellé par Laadjiyé qui le convia à une réunion avec les autres dans son champ demain à midi, pour débattre de la grave situation du vol de leur vin. De toute vraisemblance, ils comptaient régler cette affaire eux-mêmes, surtout avec le rusé Sambadiodio. Peine perdue pensa Jabel qui savait déjà quand et comment les bergers notamment, « piquaient » le vin de rônier de ces vieux !, En l’occurrence, de nouvelles précautions étaient prises par les bergers depuis que l’un d’eux du nom de Diène Njapé a été sévèrement corrigé par son oncle Mandias et Sambadiodio pour un banal motif mais en vérité ils le soupçonnaient fortement d’être l’auteur des vols.

Non seulement les bergers avient mis en place un système de surveillance et d’avertissement, mais ils prenaient la peine d’effacer leurs traces ; aussi pour boire un coup, ils ne touchaient plus à rien, mais cherchaient une pipette qu’ils prenaient dans les  hautes herbes sèches du marigot, et l’introduisaient dans le récipient et tiraient le vin à souhait. Ainsi par groupes de deux ou trois, sous la surcveillance d’un guetter haut perché sur un arbre, les bergers dont Jabel faisaient partie, buvaient le vin de rônier de tous ces vieux.

Curieusement Simel et Ndigue arrivèrent ensemble (par ce qu’étant de la même concession ? ou par calculs ?). Ils étaient suivis par les frères Ndaalaan  et Kooroungal qui en général ne prennent jamais la parole sauf contraints par le chef du village.

Les absents se sont fait objectivement ou soigneusement excuser. 

Tous les invités s’assirent tant bien que mal tout autour du chef que les plus jeunes des vieux avaient aidé à se mettre sur sa chaise.

Diaraf estima, après avoir remercié l’assistance de sa présence, vu le quorum largement atteint, que la réunion pouvait commencer. Il commença cependant à dire ces mots d’ouverture:

« je vous remercie de votre présence et vous félicite pour l’esprit communautaire qui vous anime. Il arrive que nous prenions des décisions très difficiles, mais malgré notre diversité, nous les appliquons. C’est d’ailleurs l’occasion de féliciter les frères de mbind maak pour le courageux concensus sur l’affaire du rite de l’arbre de Djidiack »

Aussitôt, avant qu’il ne laisse les protagonistes ouvrir les débats, Sambadiodio, après avoir présenté les excuses de Geej et de Singi, prit la parole pour demander à Diaraf d’inscrire à l’ordre du jour, une question relative à l’invasion de son champ de mil par le troupeau de Diagacor.  Diaraf déjà informé de ce dossier mais surtout édifié sur la faiblesse du préjudice, pense qu’il vaut mieux voir cette affaire le lendemain et dans un cadre plus restreint autour des intéressés, de Laadjiyé et de Wadialy Mayé, et il en fut ainsi.  Le Chef du village sait aussi que cette banale affaire de quelques centimètres piétinés d’un champ n’est qu’un prétexte pour réchauffer un ancien et très gravec et complexe dossier entre les deux hommes. Sur ce, le Chef du village donna la parole à Simel, plus âgé et partie civile.

Simel prit la parole pour dire :

- « Je remercie le chef du Village d’avoir bien voulu convoquer ce Conseil et les Sages d’avoir accordé une partie de leur temps combien précieux au règlement de cette affaire. J’ose escompter sur la sagesse des uns et des autres pour une solution juste et heureuse. Ce champ est en vérité une propriété du matriclan X1, d’autant que notre père n’assurait qu’une simple gestion des terres, lesquelles appartenaient exclusivement à ma grand’mère maternelle. A la mort de notre père, en ma qualité d’aîné, je n’ai pas voulu dépouiller mes frères, de même mère comme les autres et j’ai accepté le partage des terres et même des vaches,  sur les conseils de ma mère. Youlawan (du nom du lieu où se trouvent lesdites terres), est un  champ qui a posé un problème d’affectation et j’ai accepté, à ce même Conseil et sur instruction encore une fois de ma mère, d’en faire profiter aussi à Ndigue. C’est ainsi qu’il avait été retenu que chaque année,  un des frères l’utiliserait (y laisserait son troupeau pendant la saison sèche et la cultiverait pendant l’hivernage)  C’est pourquoi si Ndigue devait prêter le champ à quelqu’un (ce que nous n’avions jamais fait d’ailleurs jusqu’à ce jour), il devait m’en parler et recueillir mon avis sur la question. Qui plus est, il n’était pas sans connaître les relations hostiles qui me lient avec la personne concernée, fut-il son cousin direct, qui de surcroît ne manque pas de me narguer par fils et amis interposés. Afin de rétablir l’ordre et préserver la paix, je souhaite que le Conseil des Sages statue clairement sur l’affection  définitive de ce champ ».  

- « Merci Simel dit Diaraf, en clair tu veux que cesse l’alternance; Ndigue nous t’écoutons ».

- « Je salue toutes ces augustes personnalités dit Ndigue, et je m’excuse d’avance s’il m’arrive de mal parler.  Je veux tout simplement dire que mon grand frère Simel et moi avons le même droit sur ce champ, conformément à la décision qui a été prise ici même il y a une dizaine d’années de cela. Aussi je ne vois aucun inconvénient à user de ma jouissance comme je l’entends, d’autant plus que mon cousin a de sérieux problèmes de champ ; je ne reconnais pas de m’être trompé pour n’avoir pas averti mon frère qui n’y aurais pas consenti connaissant ses relations avec mon cousin. Le mieux serait peut-être que l’on coupe le champ en deux suivant le tracé de la route qui l’a partagé naturellement en deux, je me contenterais d’ailleurs de la plus petite part ».

Sambord enchaîna aussitôt pour dire :

- « Simel, tu as bien fait de dire que vous aviez trouvé un modus vivendi pour les terres. N’en avez-vous pas fait de même pour le troupeau de vaches que vous aviez divisé en deux troupeaux? En l’occurrence, Ndigue a les mêmes droits que toi sur ce champ, notamment d’en user comme il l’entend si c’est son tour de jouissance ; je pense qu’il faut continuer à alterner comme çà à défaut de faire comme Ndigue la proposé, c’est à dire partager le champ en deux ».

- « Nous ne devons pas perdre beaucoup de temps sur cette affaire dit Diagacor (de la lignée matriarcale Y et oncle de Ndigue) ; je ne vois vraiment pas où est le problème ; à défaut d’une affectation définitive qui léserait l’un ou l’autre, et puisque ce champ est désormais patriarcal, Simel et Ndigue qui sont tous mes neveux (sa première femme est du matriclan de Simel) ont les mêmes droits. Ils peuvent donc continuer à se relayer l’exploitation du champ, quoique Ndigue devait recueillir l’avis voire l’accord de Simel avant de prêter le champ fut-il à son cousin. A défaut d’alternance, la formule du partage naturel s’impose comme la proposé Ndigue dont je salue la bonne disponibilité ».

- « Tu as raison mon cher ami Diagacor renchérit Ndoffène, dans le cas d’espèce qui nous réunit aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de perdre trop notre temps. C’est simple Diaraf, il est évident que, puisqu’ils ont hérité de leur père, la propriété matriarcale est terminée, mais ils peuvent continuer le même système ou se le partager comme l’a si bien dit Diagacor ».

Laadjiyé grogna, visa son chapeau sur sa tête demande qu’on lui prête attention. Il s’en prit d’abord à Sambord avec lequel il avait des relations très curieuses : une seule clôture que les deux familles réparent indifféremment sépare les deux maisons, mais les deux chefs de famille sont souvent en conflit, cependant ils peuvent s’allier de façon inattendue sur tout, sans compter qu’ils se volaient des affaires et se les restituer respectivement sans trop d’histoires. Quand ils se querelleraient, personne ne s’interposait, au risque d’y rester ; l’un ne pouvant boire son vin de rônier (« sing. ») sans la compagnie de l’autre. Ils ont poussé leur complicité et ruse jusqu’à se « passer » le rouleau de fil à plomb que les maçons (dont le chef est son second fils nommé Peer) utilisaient pour la construction du bâtiment de la maison de Wacoumbom, le premier fils de Laadjiyé (et père de Jabel), se partager la corde et régler tous leurs problèmes de cordage des filets de pêches, des gourdes pour le vin et autres ceintures de leurs pantalons bouffants appelé « thiaya ».

- « Non lui dit Laadjiyé, ce n’est pas parce que tu es l’oncle de Ndigue que tu vas régler l’affaire de cette façon. Simel a raison de dire qu’un bien commun doit être géré de façon consensuelle et Ndigue devait l’avertir. C’est ce genre d’initiatives qui nous font perdre des terres comme ce qui m’est arrivé à Yawakham (un village voisin). Cette terre est de propriété matriarcale et je suis opposé tant à la poursuite de l’alternance qu’au partage en deux ! il faut le restituer à Simel Kamboul. Les arbres de ce champ, à l’origine, ont été coupés par son matriclan. Quant à toi Ndoffène, tu es en train de légitimer le coup de force que tu nous as servi dans ta propre famille : tout le monde sait que ta maison à l’origine est une propriété de clan matriarcal, mais tu t’es évertué à bâillonner les autres membres de la famille et en faire une affaire patriarcale , en s’installant non dans la maison de ton père, mais dans celle où est née ta mère. Il faut respecter l’ordre des choses : à mon avis, et je le répète, à y voir de plus près le champ doit revenir à Simel ».

Laadjiyé dont les relations conflictuelles avec Ndofène sont connues de tous, rappelle un gros problème qu’apparemment les sages du village évitent de poser parce que déjà très complexe et grave : l’appartenance patriarcale ou matriarcale de la maison de Nddoffène. Cette maison était installée par le fondateur en tant que maison matriarcale de la lignée du fondateur. En y installant son neveu et sa nièce, il avait souhaité que cette maison matriarcale serve d’accueil aux rois en visite à Djilor mais surtout à ne pas confondre avec la maison patriarcale où il s’est installé en face. Toute la lignée maternelle de Ndoffène y est née, les filles sont allées se marier ailleurs, les hommes ont suivi leurs pères, mais Ndoffene, le fils de Dias est revenu dans la maison d’origine de sa mère, et a depuis décidé d’en faire une maison patriarcale et il y est arrivé.       

 Les relations entre Laadjiyé et Ndoffène étaient très mauvaises surtout depuis qu’une affaire de terre les opposait et pour laquelle ils ont été témoins respectivement à charge et à décharge à un procès à Fatick. La partie de Ndoffène avait gagné le procès, mais Laadjiyé ne lui pardonna jamais de l’avoir fait citer dans cette affaire perdue par un parent et un partenaire, ce qui représente sa propre défaite pour la première et dernière fois qu’il a affaire à la justice.

Curieusement les membres de la famille du fondateur du village restèrent muets dans cette affaire, parce qu’une récente décision du Conseil avait confié la charge des libations de Djidiack selbé à Demba au détriment de  Ndiougar, ce qui n’est pas encore totalement consommé par les frères Soukar et Ndiougar (le plus concerné qui manifeste de plus en plus violemment son désaccord). En fait les frères Soukar et Ndiougar (le plus concerné) s’opposaient à ce que le cousin Demba hérita du bois sacré au détriment de Ndiougar qui se disait être l’héritier naturel du rituel d’invocations de l’esprit du fondateur du village et des autres esprits protecteurs; Demba on se le rappelle, était arrivé à Djilokhe bien plus tard,  en pirogue et venant de Félakham avec ses trois enfants (deux garçons et une fille  dont l’aîné Fatakora), notamment pour se rapprocher de son oncle. Dans cette affaire du bois sacré, il se prévalait d’un certain droit d’aînesse, alors que les frères revendiquaient la légitimité naturelle. Ainsi, ils ne prirent pas la parole, de même que Mandias, beau fils de Laadjiyé dont il se méfie beaucoup et réciproquement.

Ndaalaan et Kooroungal estimèrent chacun qu’ils s’en remettaient à la sagesse du Conseil notamment du chef du village.

Malick prit alors la parole

- « Je déplore que les frères de Mbind Maak  (la maison du fondateur du village) n’aient pas d’avantage parlé pour nous édifier, sachant parfaitement qui a  abattu les arbres de chaque champ. Je suis en partie de l’avis de Laadjiyé pour la restitution du champ à Simel, cependant si le conseil en consent, je préférerais que l’on partage le champ en deux pour une paix définitive ».

- « Alors tu  n’es pas d’accord avec moi !, lui lança Laadjiyé »

- « Ca va Laat, coupa sèchement Diaraf, laisse tomber, on comprend Malick ».

En effet cette affaire est très sensible pour Malick, tenaillé qu’il était par deux contraintes : Ndigue est son neveu de même lignée matriarcale que sa femme qui la terrorise à l’occasion, mais il ne voulait pas contrarier Laadjiyé qui, c’est sûr va lui retirer les trois rôniers qu’il lui avait prêtés pour l’exploitation du vin.

Comme s’il n’avait pas entendu la mise au point de Diaraf à Laadjiyé, Ndoffène attaqua vivement la position de Malick qu’il qualifia d’être le courtisan de certains (pensant à Laadjiyé). Un vieux contentieux encore mal digéré par Ndoffène opposait les deux hommes (Ndoffène et Malick): leurs champs sont limitrophes et une frontière peureuse les sépare, de  sorte que chaque année Ndoffène lui grignotait quelques centimètres. Malick se révolta quand, cette année-là, Ndoffène phagocyta un rônier qu’il avait planté avec l’aide de son ami Laadjiyé pour justement matérialiser la frontière en cette partie des champs. Le Conseil en son temps, avait vidé le dossier en faveur de Malick, d’où l’animosité permanente de Ndoffène à son égard. 

Wagane Sely prit alors la parole en taquinant au passage bruyamment son ami Mandias assis en face de lui, le traitant de tous les noms d’oiseaux (Mandias est le cousin de sa femme) : sur le sujet, il dira:

- «  Ndoffène et Diagacor, arrêtez de nous tympaniser avec vos alliances matriarcales de circonstance, vous savez que vous nous racontez des histoires, mais vous savez aussi pertinemment que ces terres nous appartiennent. De mon vivant, ces champs ne reviendront jamais au matriclan Y. D’ailleurs il ne suffit que Simel et sa mère le souhaitent que toutes les terres soient restituées, de gré ou de force sans compter les vaches dont d’ailleurs la garde devait me revenir. Comment ! Sankharimankharina ! Mor !. il faut que Ndigue arrête de créer des problèmes, et c’est mon dernier avertissement ».

Personne n’avais jamais pu défricher le sens des grognements (injurieux ?) de Wagane Sely, mots qu’il balançait à tout hasard et en toute occasion.

Diaraf invita au calme et à la sérénité. Babandongo, de la lignée matriarcale X2 alliée de circonstances à X1, est manifestement gêné et embêté par l’extrémisme de son cousin paternel. Il ne prit pas la parole mais en son fort intérieur, souhaite que le Conseil ménage un peu son ami et neveu Ndigue.

- « Laadjiyé a raison lança Fapmoussé, je suis de son avis, et mon grand’frère ici présent partage aussi ma position». Cette position de Fapmoussé n’était pas banale, en sa qualité de dauphin présenti de Diaraf qui déà, le convoquait souvent chez lui en compagnie de Waadial Mayé.

Son frère Moussacoumbo confirma de la tête en toussotant, visiblement absent et préoccupé par autre chose.   

- « Bien dit Diaraf, « Mbiil né » (comme il appelait Waadjali Mayé) tu peux intervenir puisque apparemment ils ont tous parlé, ignorant royalement Ndoffène» qui voulait ajouter quelque chose.

Diaraf s’adressait ainsi affectueusement à Waadjali Mayé qui prit alors la parole :

- « Merci  ‘ Nio’. Cette affaire doit nous servir de leçon ! à l’époque quand la question s’était posée au début, je vous avais dit que la solution de l’alternance ne faisait que différer le conflit, et qu’il fallait approfondir. En vérité, cette terre est du matriclan de Simel. Souvenez-vous que Sobel, voire son père, n’ont abattu aucun arbre ici pour en faire une terre ; Sobel n’était qu’un semi-héritier gestionnaire mais ne peut pas revendiquer la propriété des terres. A l’époque, nous avions loué la magnanimité de Simel et la hauteur de vue unitaire de sa mère, et de ce fait quelques champs étaient laissés à Ndigue et à son frère  Boucar. Il faut que Ndigue soit sage et dise la vérité à sa mère Sanou, que je convoquerai dès ce soir pour la raisonner ; c’est elle qui veut brouiller les deux frères. Diaraf, ce champ est du matriclan de Simel, ce n’est pas une propriété patriarcale, il faut définitivement l’affecter à Simel et que la paix soit préservée. Pour les uns et les autres, nous comprenons les enjeux de cette affaire, mais dissocions-la de nos problèmes antérieurs. Simel et Ndigue, vous êtes des aînés mais non moins frères de lignée patriarcale, aussi cette banale histoire de champ ne doit pas vous divertir de vos devoirs fondamentaux de maintenir et perpétuer les acquis laissés par Sobel votre père. Merci Diaraf, j’en ai fini ».

- « Voilà, c’est bien dit mes chers amis, nous allons conclure cette affaire enchaîna Diaraf. Avant de trancher le sujet, je voudrais faire une mise au point : ce village fait l’admiration de tous pour sa cohésion, son unité et son centre unique de décision. Aucune affaire fut-elle délicate n’est rapportée auprès du Chef de Canton. Je m’en remets à vous pour maintenir ces acquis historiques à l’instar  de ce que faisaient nos pères et grand’pères pour l’unicité du village. Il faut maintenir cette gouvernance démocratique que nous ont léguée nos ancêtres. N’oubliez jamais que dès que le chef d’arrondissement se mêle de nos affaires, les décisions n’iront pas dans le sens des intérêts de la communauté même si une partie en tire profit. Les décisions prises en dehors de notre conseil laisseront des plaies qui ne cicatriseront jamais. Regardez combien Ladjiyé souffre encore depuis son revers de Fatick. Hélas mes chers amis, vous drainez des tares sérieuses faites de rancœurs les uns envers les autres et réciproquement, pour de vielles histoires d’ailleurs le plus souvent justement réglées ici même. Ces humeurs vont souvent jusqu’à se répercuter sur vos enfants et petits-enfants quand il s’agit de mariage. Je vous demande d’arrêter cet esprit de clocher et mettre en avant l’intérêt fondamental du village. Ainsi, je ne veux plus que nos sessions servent de prétexte pour susciter des débats non encore programmés ; ça ne sert à rien parce que je vous connais tous et trop bien autant que vous tous me connaissez. A propos de cette affaire, Laadjiyé et Wadialidjé ont systématisé mon avis. Je demande à Ndoffène et compagnie d’être raisonnables, nous n’allons pas aujourd’hui créer un précédent. S’ils abandonnaient leur position partisane qui n’est heureusement que seulement circonstancielle vu la complexité de cette affaire,  ils se seraient rendus à l’évidence que ce champ est du matriclan de Khamadjiguène, donc de Kamboul et enfin de Simel. Aussi je demande fortement que le champ soit restitué à Simel sous les deux réserves suivantes : premièrement, que Simel laisse le cousin de Ndigue terminer son hivernage mais, deuxièmement que Simel et Ndigue sachent bien que tous les champs dont ils ont la charge sont une propriété matriarcale X1, il en est d’ailleurs ainsi des vaches à l’exclusion de celles acquises directement par Sobel. Y’a – il quelqu’un qui n’est pas d’accord ?  Bien tout le monde est d’accord, n’est-ce pas Ndigue?. Il en est ainsi décidé, et la séance est levée, vous aurez ma convocation pour une autre affaire d’importace merci ».

Voilà une autre affaire réglée partiellement, mais un jour ou l’autre la totalité des champs et des bêtes confiées à Ndigue feront l’objet d’un jugement à la demande du matriclan X1.

Ndigue salua son frère Simel, s’excusa auprès de lui, promit de venir présenter ses excuses à Ya Kamboul,  et fit le ferme serment d’être toujours le jeune frère derrière son aîné en toutes circonstances..

Les vieux commencèrent à sortir et quittèrent la maison par petits groupes différents de ceux de l’arrivée, discutant d’autres banalités sans rapport avec l’affaire conclue. Il ne restait plus que Waadjali Mayé qui félicitait Diaraf de sa fermeté et de la clarté de son verdict, et de s’inquiéter de la stabilité du village quand eux deux ne seront plus de ce monde.

- « Je pense dit Diaraf que nous devons achever de préparer le successeur, Qu’en penses-tu ? Mon fils est encore jeune de même que l’héritier naturel de « Babaas » ; les autres éligibles sont quelques fois trop partisans. Par contre, le jeune Fapmousou me semble intéressant : il écoute beaucoup, ne parle pas trop et est relativement jeune de sorte qu’il puisse rester longtemps au poste ».

- « Je suis d’accord avec toi Diaraf lui répondit son ami, Fap a l’étoffe, nous allons commencer à l’initier mine de rien, mais arrange-toi pour le faire nommer à la prochaine réunion comme ton assistant ».

Sur ce il se lève, appelle le garçon pour qu’il l’aide à descendre les marches, prit congé de son ami en lui demandant de ne pas oublier de faire des prières pour le petit « say-say » qui les assiste.

- « Dis-moi ‘Nio’, que deviendrons-nous si ce garçon devrait aller à l’école des ‘Toubab’ dans un an ou deux ? »

- « Pourvu qu’on soit encore de ce monde répondit Diaraf, en tout cas ne cessons jamais de prier pour lui ». 

Le petit garçon ramena le vieux Waadjali Mayé dans sa chambre et comme d’habitude, lui demande des explications de ce qui est discuté et décidé, mais du fait de son bas âge, ne il ne peut comprendre que quelques grandes lignes de ces complexes affaires.                                     

                                                                     

Fin



[1] Ce fut selon Pierre BASSE , la 4ème fondation du village au 16ème siècles, les 1ère et 2ème fondations  ont successivement  eu lieu au 12ème et au 14ème siècles

[2] - Raymond Diégane NDONG dans ‘’Un fils de Djilor Djidiack se souvient’’  page  Edition s l’Harmattan  2021

[3] - Raymond Diégane NDONG dans ‘’Un fils de Djilor Djidiack se souvient’’  page  Edition s l’Harmattan  2021

[4] - Raymond Diégane NDONG dans ‘’Un fils de Djilor Djidiack se souvient’’  page  Edition s l’Harmattan  2021



 

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